CHAPITRE V

 

 

Rowena découvrit le premier livre deux jours après sa visite à la grande tour. En se réveillant, au petit matin, elle souffrait d’un léger torticolis, se rappelait s’être retournée longuement au creux de son lit, dans un demi-sommeil, pour trouver une position confortable, et n’y être pas parvenue car son oreiller était beaucoup plus dur qu’à l’ordinaire. Le soulevant pour voir ce qui n’allait pas, elle trouva un petit volume, relié de cuir noir, qu’elle ne se souvenait pas avoir vu auparavant à la bibliothèque. Elle se préparait à appeler Angiosta pour lui demander si c’était elle qui avait posé là le livre lorsqu’elle se ravisa : la vieille servante ne l’eût jamais encouragée à lire et, même dans le cas contraire, pourquoi n’eût-elle pas tout bonnement posé le volume sur la table de chevet ? Il ne pouvait s’agir d’Angiosta !

Le livre ne portait ni titre ni nom d’auteur. Contrairement à tous ceux que recelait la bibliothèque, il ne possédait pas l’odeur du vieux parchemin, semblait au contraire parfaitement neuf, comme s’il eût été fabriqué la veille.

Pourtant Rowena savait qu’on n’en fabriquait plus depuis des décennies. Le secret s’était perdu, disait-on. Il s’était perdu ou on l’avait caché.

La princesse ouvrit l’étrange volume au hasard et commença à lire.

Les états héréditaires, accoutumés à la famille de leur prince, sont bien plus faciles à conserver que les nouveaux. Il suffit en effet de n’y pas bouleverser les dispositions établies précédemment et, pour le reste, de temporiser devant les situations imprévues.

Intriguée, Rowena poursuivit sa lecture pendant quelques pages. Il ne s’agissait certes pas d’un roman pour dames. En fait ce n’était même pas un roman, plutôt une suite de réflexions, apparemment destinées aux souverains pour les conseiller sur l’art et la manière de conquérir et garder leurs royaumes. Une telle notion de conquête était totalement inconnue à Fuinör, puisque depuis toute éternité le royaume était uni et indivisible, et les guerres, les batailles, strictement réglementées. Mais Rowena ne put s’empêcher, en constatant la justesse de certaines remarques, sur la psychologie des serfs notamment, de les rapprocher de réflexions qu’elle s’était faites elle-même. Il ne lui était pas bien difficile d’imaginer quel usage profitable pourrait faire d’un tel livre un baron félon, pour peu qu’il ne soit pas trop respectueux des lois de Fuinör. S’il se conformait à ces simples conseils, il pourrait se rendre maître du royaume en quelques jours, quelques décades tout au plus.

Une seule chose semait le trouble dans l’esprit de la princesse : pour appuyer ses réflexions, l’auteur du livre donnait de nombreux exemples, mettant en scène des souverains dont elle n’avait jamais entendu parler et surtout, surtout, des contrées inconnues. Il pouvait y avoir à cela deux explications logiques : ou bien le livre n’était qu’une gigantesque mystification, l’œuvre d’un fou, et compte tenu du sérieux de son propos, cela semblait peu probable ; ou bien...

Des coups frappés à la porte interrompirent le cheminement de ses pensées.

— Princesse Rowena ! dit la voix d’Angiosta. J’apporte votre déjeuner.

— Un instant, s’il te plaît...

En toute hâte, Rowena glissa le livre sous son lit. Quelle que fût sa provenance, il ne devait pas tomber en d’autres mains que les siennes. Elle s’imaginait fort bien quelle pourrait être la réaction d’Angiosta, ou à plus forte raison d’un chevalier, si elle osait émettre l’idée qu’il pût exister autre chose que Fuinör dans l’Univers...

 

Rowena acheva sa lecture le jour même, enfermée dans sa chambre, ignorant les tentatives répétées de Jorlond pour la décider à venir se promener à cheval avec lui. Ayant tourné la dernière page, elle posa le livre de côté et ferma un instant les yeux pour méditer sur l’enseignement qu’elle y avait découvert. Lorsqu’elle voulut le reprendre il avait disparu, et nul n’était entré dans la chambre. A sa déception initiale succéda pour la princesse un grand soulagement. Ainsi elle n’aurait pas à cacher le livre et savait maintenant comment il était arrivé sous son oreiller. Même si elle n’avait pas la prétention de les comprendre, elle en venait à ne plus s’étonner des choses mystérieuses qu’elle observait.

Se demandant qui, à Fuinör, pouvait bien posséder de tels pouvoirs, elle arriva à la conclusion que les fées devaient être à l’origine de tous ces phénomènes. Mais cette conviction serait balayée quelques saisons plus tard, par un autre livre.

Dès ce jour, Rowena ne manqua jamais, chaque matin, de soulever son oreiller pour voir si quelque trésor n’y avait pas été déposé pendant la nuit et, périodiquement, elle découvrit de nouveaux livres, tous aussi peu destinés à une noble dame de Fuinör qu’avait pu l’être le premier.

Contrairement à ce qu’elle avait craint dans les premiers temps, un volume n’apparaissait pas dès qu’elle avait achevé la lecture du précédent, lui laissant le temps de bien assimiler ce qu’elle avait lu, tout en continuant de mener une vie pouvant paraître normale aux yeux des autres habitants du château.

Durant les trois années qui suivirent, elle dévora ainsi de nombreux ouvrages ayant essentiellement trait à la politique ou à la philosophie, ainsi qu’une étude objective de l’histoire de Fuinör. Celle-ci tenait en quelques pages car, objectivement, les faits marquants  – couronnements, félonies, meurtres ou mariages  – se reproduisaient à intervalles réguliers et de manière totalement identique.

La princesse apprit ce dont elle était déjà intimement persuadée : qu’il pouvait exister des royaumes où les serfs n’étaient pas obligatoirement traités comme des inférieurs, qu’il pouvait exister des royaumes où les femmes n’étaient pas obligatoirement traitées comme des inférieures, qu’il pouvait même en exister où elles avaient le droit de régner. Ce dernier point passionnait particulièrement Rowena car, si elle était assurée de devenir reine un jour, elle ne voulait pas que cela signifiât simplement être l’épouse du roi. Elle voulait régner, régner véritablement, en bouleversant au besoin les lois. Chaque fois qu’elle envisageait cette éventualité, elle sentait une bouffée d’excitation l’envahir, une excitation mêlée de peur, presque d’angoisse.

 

Tous les livres parlaient de ces contrées inconnues, avec lesquelles elle devint peu à peu familière. Un monde entier était ainsi dessiné pour elle, se précisant un peu plus à chaque nouvelle lecture, un monde aussi grand, sinon plus grand, que Fuinör, un monde qui possédait lui aussi ses maîtres et ses serviteurs, mais qui n’avait pas annihilé toute forme de pensée nouvelle. Existait-il réellement, au-delà des océans, ou bien n’était-il qu’une invention commode des auteurs, pour s’échapper du cadre étriqué de Fuinör ? Rowena l’ignorait et ne s’en préoccupait guère : le seul monde qu’elle aimait était le sien propre et, lui eût-on proposé d’aller visiter celui des livres, qu’elle eût refusé sans hésitation : aussi beau qu’il pût être, il ne l’intéressait que par sa valeur d’exemple. Parfois elle en rêvait des nuits entières et passait les autres sans dormir, à imaginer ce que serait Fuinör lorsqu’elle en serait la reine. Parfois aussi elle se demandait pourquoi elle, pauvre princesse parmi tant d’autres auparavant, avait été investie d’un tel destin, au lieu de se contenter de jouir de son rang sans se poser de questions. Peut-être était-elle réellement folle. Peut-être n’avait-elle fait que rêver les événements de la grande tour. Jorlond, lui, ne paraissait en conserver aucun souvenir. Peut-être rêvait-elle également tous ces livres, puisqu’elle ne pouvait en garder la moindre trace.

Mais ces pensées ne l’assaillaient jamais très longtemps : elle était confiante, optimiste et avait perdu cette mélancolie qui l’avait habitée pendant les quinze premières années de son existence. Elle redevenait gaie et d’apparence aussi insouciante que devait l’être une gente damoiselle de son âge, ce dont ne laissaient pas de se réjouir le roi et la cour.

Tandis que, pendant ces trois ans, se poursuivait son éducation secrète, Rowena se fit en effet un devoir de plaire : elle ne prenait plus ses repas seule dans sa chambre mais pressait au contraire Turgoth d’organiser des festins, des bals même. Tout chevalier qui posait les yeux sur elle  – et ils étaient nombreux tant elle était belle  – recevait un sourire et un regard charmeur qui faisaient de lui son esclave. Profitant sans réserve de ce nouveau pouvoir, elle les chargeait des missions les plus extraordinaires, qu’ils accomplissaient pour le simple plaisir de la voir heureuse et de recueillir de sa bouche quelques douces paroles. Ainsi beaucoup d’entre eux qui, autrefois, parcouraient Fuinör à la recherche de ces objets sacrés dont étaient emplies les légendes, se trouvaient-ils désormais en quête de fleurs étranges et rares ou bien chargés de trouver des ménestrels pour égayer le château. Celui-ci devint bientôt un endroit fort chaleureux où, sous l’impulsion de Rowena, on s’amusa plus qu’à toute autre époque.

Bien qu’elle séduisît sans conteste tous les chevaliers de la cour, la princesse ne s’attirait pas pour autant la jalousie des dames ; celles-ci savaient qu’elle ne menaçait nullement leur bonheur conjugal. Une héritière de Fuinör ne pouvait accompagner n’importe qui dans la contrée de l’amour. Il lui était même interdit d’y accompagner quiconque, sinon l’homme qui deviendrait son mari, et l’identité de celui-ci ne serait connue qu’à l’issue du grand tournoi qui aurait lieu lorsque Rowena atteindrait ses dix- huit ans.

Elle ne possédait donc que des amis, à l’exception peut-être d’Auriana qui, tout en étant rentrée en grâce à la cour, ne se contentait pas de sa simple baronnie. L’âge n’avait pas diminué son ambition. Elle désirait pour elle-même et pour son fils le trône de Fuinör, et ne pouvait donc que haïr celle qui en était l’héritière légitime. Bien que dotée, comme toutes les femmes de la noblesse, d’une intelligence médiocre, Auriana compensait son manque d’esprit par une gigantesque soif de pouvoir et ne cessait d’imaginer intrigues et plans tortueux pour gagner la couronne. Mais Farnn, son époux, n’avait pas l’étoffe d’un baron félon.

Restait Jorlond. Celui-ci ne rêvait que d’une chose : devenir meilleur chevalier du royaume à la place de Ghénarys. Dans ce but il passait ses journées à pratiquer les arts guerriers mais, paradoxalement, ne songeait pas à la guerre ; le plus grand honneur qu’il fût capable de concevoir était de gagner un tournoi. De plus, depuis qu’elle l’avait embrassé, la haine juvénile qu’il avait eue pour Rowena s’était transformée en un amour tout aussi irréfléchi mais non moins violent. Il n’eût jamais participé volontairement à une entreprise visant à détrôner la princesse, fût-ce sur l’ordre de sa mère. Auriana avait bien songé que les deux traits de caractère dominants de son fils pourraient lui permettre de gagner le grand tournoi, mais il n’aurait que seize ans lors de celui-ci et, en admettant qu’on lui permît d’y participer, il était fort douteux qu’il triomphât.

Aussi l’ambitieuse baronne rongeait-elle son frein en silence, aveuglément persuadée que son heure viendrait.

 

Deux des livres qui apparurent sous l’oreiller de Rowena se révélèrent extrêmement différents des autres. Tout d’abord ils possédaient un titre, des illustrations intérieures et, surtout, ne contenaient pas la moindre allusion aux contrées étrangères. Leur propos n’était en effet ni politique, ni historique, ni philosophique.

Rowena avait dix-sept ans lorsqu’elle découvrit le premier, intitulé « l’amour, dans la contrée et en dehors ». Elle eut peine à retenir un cri de joie en le voyant. Enfin ! Enfin elle allait savoir ce qu’on refusait de lui apprendre depuis si longtemps ! Elle se força à maîtriser son enthousiasme et à lire le plus lentement possible, sachant qu’à la dernière ligne l’ouvrage s’évanouirait.

Et de fait elle apprit, elle apprit tout ce que les hommes et les femmes accomplissaient dans la contrée de l’amour et étaient même libres d’accomplir en d’autres lieux, à ce que disait l’auteur  – en cela tout aussi blasphémateur que ceux des livres précédents.

Cet enseignement ne se présentait pas sous la forme d’un traité magistral mais, au contraire, sous celle plus attrayante de contes libertins, abondamment illustrés, ayant tous pour cadre le pays de Fuinör et pour acteurs des dames et des chevaliers dont quelques-uns  – ceux qui suivaient la loi  – étaient célèbres.

Rowena s’instruisit donc avec délices de la science de l’amour et comprit dans le même temps le sens de certains phénomènes, certaines sensations, qu’elle avait éprouvés depuis quelques saisons. Elle découvrit ainsi les secrets de son propre corps, apprit à en maîtriser ou à en combler les élans, et devint femme en esprit bien avant qu’on ne l’y eût autorisée.

Le deuxième livre n’avait pas trait à l’amour quoique, selon l’auteur, les deux notions fussent intimement liées. Il s’intitulait sobrement « la sorcellerie ».

Rowena n’entra en sa possession que peu de temps avant la date prévue pour le grand tournoi, quelques jours seulement avant le retour d’Aladin.

Au fil des années, elle s’était tellement attachée à la manière dont elle régnerait qu’elle en était presque venue à oublier la prédiction de la tour : elle serait sorcière ! Ce dernier ouvrage arrivait à point pour la lui rappeler et allait sans doute lui révéler la signification de ce mot. Oh, bien sûr, elle l’avait déjà entendu auparavant : les sorcières étaient traditionnellement de vieilles femmes acariâtres, aux pouvoirs maléfiques, qui s’opposaient aux bienfaits des fées. Mais elles n’étaient qu’un produit de l’imagination populaire. De plus, Rowena ne pouvait considérer comme l’aboutissement de sa vie d’être transformée en vieille femme, acariâtre ou non. Elle tenait à sa beauté, voulait la conserver pour l’éternité. Dans son cas il ne pouvait pas s’agir de ces sorcières-là !

Le livre la rassura tout de suite, commençant par détruire dans son introduction l’image de la vieille édentée dont elle avait si peur. Les sorcières n’existaient pas à Fuinör, apprit-elle, mais on pouvait les créer. C’était pourquoi leur légende avait été sauvegardée au sein de la culture profonde, même si au fil des siècles la tradition orale en avait altéré l’image. Pourtant l’essentiel était demeuré : les sorcières étaient les ennemies des fées, grâce à qui survivaient les usages archaïques du pays. Si un changement devait un jour avoir lieu, celles-ci devraient tout d’abord être vaincues.

Rowena frissonna à cette lecture : jusqu’alors, elle s’était imaginé que les fées lui ayant octroyé tous les dons qu’elle possédait étaient ses alliées et qu’elles étaient à l’origine des livres. Jusqu’alors elle avait considéré les fées comme les agents du bien. A l’image de la plupart des êtres pensants, Rowena considérait comme « bien » ce qui correspondait avec ses propres idées et appelait « mal » tout ce qui entrait en contradiction avec elles. Les fées devenaient donc le mal, le mal qu’il lui faudrait combattre. Elle en perdit le sommeil pendant trois nuits : comment pouvait-elle donc espérer vaincre des êtres aussi puissants ? Et comment deviendrait-elle sorcière ? Le livre ne lui donnait aucune indication à ce sujet, se contentant d’expliquer brièvement ce qu’était la sorcellerie, sans même décrire les pouvoirs dont jouissaient ses adeptes.

Au bout de quelques jours, Rowena décida de ne plus s’en préoccuper : ce qui devait venir à elle viendrait en son temps. Pour l’heure, elle attendait le grand tournoi qui devait avoir lieu le dernier jour de la saison des fruits, très exactement à la mi-année de ses dix-huit ans. Selon toute logique, si tous les chevaliers célibataires y participaient, le vainqueur serait Ghénarys qui n’avait rien perdu de ses qualités de combattant. Rowena ne pouvait dire si elle souhaitait ou non qu’il combattît : elle l’aimait, sans doute, mais comme un frère aîné et imaginait assez mal de devenir son épouse. Quant aux autres chevaliers, y compris les plus beaux et les plus valeureux, elle n’éprouvait pour eux que dédain ou indifférence. Quel que pût être celui qui l’épouserait, elle avait la ferme intention de le faire tomber entièrement sous son charme, afin qu’une fois roi il ne pût l’empêcher de régner.

Mais cette année-là fut à nouveau une année de sécheresse, la famine menaça encore les serfs et le marchand de nuages revint à la cour, bouleversant aussitôt tous les projets qu’avait pu caresser la princesse.

Tout comme il l’avait fait cinq ans auparavant, Aladin se présenta au château sous son habit de ménestrel. Mais cette fois, dès qu’il apparut, les serviteurs le reconnurent et le conduisirent auprès du roi. Turgoth disputait alors un combat amical avec Ghénarys, à l’épée. Ayant dépassé la cinquantaine et ne possédant pas l’entraînement du chevalier, il était d’ailleurs en passe d’être nettement surclassé lorsqu’on vint lui annoncer l’arrivée du marchand de nuages.

Suant et soufflant, dans sa grande armure, il s’empressa de se rendre à la salle du trône, ce qui  – malgré son réel souci de la sécheresse  – lui épargnait surtout l’humiliation d’une défaite.

— Eh bien, messire Aladin, dit-il en guise de salutation, vous venez encore à notre secours, on dirait ?

Le ménestrel eut un sourire poli.

— En effet, Sire. Mais cette fois, comme je vous l’avais annoncé, mes services ne seront pas gratuits.

Le roi fronça les sourcils. Il s’était plus ou moins attendu à quelque chose de ce genre.

— Et quel sera votre prix ?

— Deux choses, Sire. La première ne vous coûtera rien. Je requiers votre permission d’exercer mes talents de ménestrel en votre cour, du temps que durera mon séjour, ainsi que de poursuivre les leçons de luth que je donnai jadis à la princesse Rowena.

Le roi fit un geste de la main, signifiant que cela allait de soi.

— Et la deuxième chose ?

Le marchand de nuages nomma son prix. Il était élevé, très élevé, mais pourtant moins qu’une année de sécheresse, ou plusieurs peut- être. Le roi ne pouvait se permettre de marchander.

— Très bien, dit-il. Vous aurez ce que vous demandez. Combien de temps nous ferez-vous l’honneur de votre présence au château ?

— Je l’ignore encore, Sire, mais cela ne saurait excéder quelques jours. Si vous voulez bien m’excuser, je me permettrai de prendre congé. Je vous serais infiniment reconnaissant de faire prévenir la princesse de mon arrivée.

 

Aladin n’avait pas changé. Ces cinq années n’avaient pas altéré son teint de jouvenceau et sa barbe ne semblait toujours pas se décider à pousser. Mais après tout, n’était-il pas supposé être éternel ?

Dès qu’elle l’aperçut, Rowena oublia d’un coup le rôle qu’elle se forçait à jouer, redevint la petite fille de treize ans qu’elle était lors de sa dernière visite et, au mépris de toutes convenances, se jeta dans ses bras, l’embrassa sur les deux joues.

— Tu es revenu ! s’exclama-t-elle. Pourquoi est-ce que tu n’es pas revenu plus tôt ?

— On n’avait pas besoin de moi, plus tôt, dit- il en souriant.

— Si ! Moi !

— Mais non, même pas toi...

Rowena baissa instinctivement les yeux. Il lui semblait qu’Aladin pouvait lire en elle, savoir qu’elle avait reçu tous ses livres, qu’elle n’était plus la petite princesse triste qu’il avait connue.

— Combien de temps vas-tu rester, cette fois ?

— Le temps qu’il faudra...

— Et quand tu partiras, tu m’emmèneras ?

Il lui releva le menton, la forçant à le regarder.

— Pourquoi pas ? dit-il.

 

Il n’avait rien perdu non plus de ses pouvoirs. Dès le soir de son arrivée, la pluie commença à tomber sur la contrée des semailles et les serfs se répandirent en actions de grâces. Pour eux le marchand de nuages était l’envoyé des dieux. Quant aux nobles, s’ils n’affichaient pas une telle certitude à propos de son essence divine, ils n’en concevaient pas moins le plus grand respect pour lui.

— Es-tu vraiment l’envoyé des dieux ? lui demanda un soir Rowena.

Ils se trouvaient tous deux dans la chambre de la princesse, seuls. Aladin venait de lui chanter la triste complainte d’une noble dame ayant perdu son chevalier au cours d’une bataille contre un baron félon et si, comme d’usage, les paroles étaient fort banales, la voix du ménestrel et le son du luth pourpre avaient suffi à provoquer en Rowena cet état d’esprit étrange qui se manifeste par une douce mélancolie.

Aladin était à demi assis sur le rebord de la fenêtre, luth en main. Perdue parmi les coussins, dans un grand fauteuil d’osier, bras croisés au- dessus de sa tâte, la princesse répéta sa question.

— Un jour je te dirai qui je suis, répondit-il. Mais pas aujourd’hui.

— Pourquoi ?

— Parce que le moment n’est pas venu.

Rowena poussa un soupir résigné.

— Pourquoi faut-il que la seule personne au monde n’ayant pas que des banalités à dire s’obstine à parler par énigmes ?

— Je ne parle pas par énigmes. Tu me poses simplement des questions auxquelles je ne peux pas répondre.

— Non, corrigea-t-elle. Auxquelles tu ne veux pas répondre.

— C’est vrai...

Rowena se leva et alla le rejoindre près de la fenêtre. Le soleil se couchait sur l’horizon, parant le ciel d’une flamboyante lueur verte. L’obscurité n’allait pas tarder à venir. Dans la cour, en contrebas, les allées et venues se faisaient plus rares. Le château s’endormait, doucement. La princesse caressa du bout d’un doigt le bois de luth.

— J’ai vu le Kôr, tu sais, dit-elle. Dans une vision. Un grand arbre avec des branches entrelacées mais pas la moindre feuille, et qui illumine toute la forêt.

Aladin acquiesça en souriant.

— C’est bien lui, mais il n’illumine pas toute la forêt, juste une partie. Il y a longtemps que tu as eu cette vision ?

— Je vais te poser une question à laquelle tu pourras répondre, dit-elle, sans se préoccuper de ce qu’il venait de lui demander. Est-ce que...

Sa voix se brisa et, à nouveau, elle baissa les yeux.

— Oui ? l’encouragea-t-il. Les dames du château t’auraient-elles pervertie au point que tu ne puisses plus parler à quelqu’un en le regardant en face ?

Elle releva la tête, un éclair de colère au fond des yeux. Elle n’aimait pas qu’il se moque d’elle. Elle n’aimait pas qu’il la regarde avec cette expression ironique qu’il réservait habituellement aux nobles.

— Est-ce que tu m’aimes ? souffla-t-elle.

Le sourire d’Aladin s’élargit mais il ne dit rien.

— Allons, réponds ! s’enflamma Rowena. Tu m’aimes ou non ?

Il alla poser délicatement son luth sur le fauteuil qu’avait quitté la princesse puis, s’approchant des chandelles qui brûlaient aux quatre coins de la chambre, les souffla les unes après les autres. Enfin, dans la demi-obscurité naissante, il revint auprès de Rowena et la prit dans ses bras. Elle ne résista pas.

— Je t’aime ! dit-il.

Puis il l’embrassa, un baiser délicat et fort auquel elle répondit avec passion. Depuis des mois elle rêvait d’être embrassée ainsi.

— Nous ne sommes pas dans la contrée de l’amour, dit Aladin.

— Heureusement ! Je n’ai pas le droit de t’accompagner dans la contrée de l’amour...

— Et en plus tu blasphèmes !

Elle ne prit pas la peine de lui répondre, se contenta de nouer à nouveau ses bras autour de son cou et de se laisser aller, tout simplement.

 

Rowena avait connu l’amour. Tandis qu’elle reposait, seule, sur son lit, elle revivait en pensée les minutes qui l’avaient unie à Aladin, la douleur, le plaisir, qu’elle avait ressentis dans sa chair, et la joie qui l’avait envahie lorsqu’il lui avait dit qu’il l’aimait, lorsqu’il le lui avait prouvé.

Il l’avait quittée aux premières heures de la matinée, pour aller rejoindre sa propre chambre, la laissant apaisée, heureuse et pourtant troublée. Des pensées contradictoires se bousculaient en elle. En se retrouvant dans les bras d’Aladin, elle avait oublié tout ce qui avait été sa vie pendant trois années, toutes ses ambitions. Elle avait oublié que pour régner, il fallait être vierge avant de partager la couche du roi. Plus rien n’avait compté que de se donner tout entière à cet homme qu’elle aimait, qui l’aimait aussi et qui n’était comme aucun autre. Elle lui avait offert son corps, son âme et, pour lui, avait sacrifié sa vie.

Ainsi donc elle ne serait jamais reine de Fuinör et ne pourrait accomplir son dessein de transformer les lois, d’y établir un ordre plus juste. Une partie d’elle-même se révoltait à cette idée et lui reprochait son égoïsme, sa stupidité. Mais c’était la joie qui dominait, la joie d’aimer et d’être aimée. Que lui importait, après tout, le sort des autres femmes ? Celui des serfs ? Que lui importait Fuinör ? Rowena, princesse héritière du trône, avait dix-huit ans et était amoureuse. Il ne pouvait exister dans l’Univers entier une chose plus importante.

Lorsqu’elle s’endormit enfin, juste avant les premières lueurs de l’aurore, elle avait pris sa décision et savait qu’elle n’en changerait pas.

Aladin n’était pas dans sa chambre. Rowena avait frappé plusieurs fois puis, n’obtenant pas de réponse, elle était entrée, pensant qu’il dormait encore. Mais la chambre était vide et le lit avait déjà été fait par les servantes. Compte tenu de l’heure tardive, la princesse supposa que le ménestrel était allé faire une promenade, ou bien qu’il soignait son cheval, à moins qu’il ne fût allé s’entretenir avec le roi, comme cela lui arrivait souvent. Rowena ignorait le sujet de leurs discussions.

Courant dans tout le château à la recherche d’Aladin, elle finit par trouver son père, dans la salle du trône. Il était seul.

— Père ! s’exclama la princesse. Avez-vous vu le marchand de nuages ?

— Il a quitté le château ce matin, dit Turgoth, indifférent. Tu dormais encore...

— Et quand reviendra-t-il ?

— Je ne sais pas. A la prochaine sécheresse, je suppose...

— Comment ? Vous voulez dire qu’il est parti définitivement ? Sans même me dire au revoir ?

Rowena avait pâli. Elle sentit des larmes perler aux coins de ses yeux.

— Il a dit qu’il était inutile de te réveiller, qu’il t’avait fait ses adieux hier soir... Laisse-moi maintenant, tu veux ? J’ai du travail.

La princesse esquissa une révérence et se prépara à sortir de la salle du trône. Pourquoi avait-il fait cela ? Pourquoi était-il parti ainsi, après lui avoir déclaré qu’il l’aimait ? Peut-être n’avait-il pas cru à son amour à elle... Il avait pris sa passion pour l’élan irréfléchi d’une jouvencelle qui avait trop rêvé d’aventures galantes. Ou bien, par grandeur d’âme, il n’avait pas voulu s’interposer entre elle et le trône... Dans son amour sincère, il n’avait songé qu’à son bonheur à elle. Non ! Décidément elle ne pouvait le laisser partir ainsi !

— Père ! dit-elle en se retournant. Je vais faire seller mon cheval et rattraper le marchand de nuages.

Turgoth eut une moue agacée.

— A ta guise ! Mais il a plusieurs heures d’avance. Tu ne seras sans doute pas de retour pour souper.

— Certes non ! Ni pour souper demain soir, pas plus que le jour suivant. Jamais !

Le roi ferma les yeux un instant. Assis sur son trône, le dos légèrement voûté, on eût dit que toute la misère du monde reposait sur ses épaules et que l’au-delà venait soudain de lui en ajouter encore un peu.

— Quelle est cette nouvelle folie, Rowena ? demanda-t-il à voix basse.

— Je vais rester avec lui pour être sa femme. Je l’aime !

Turgoth ouvrit la bouche comme s’il allait parler mais n’articula pas un son, regardant sa fille avec des yeux exorbités.

— C’est impossible, dit-il enfin, se contraignant visiblement à rester calme. Tu ne peux épouser que le vainqueur du tournoi. Tu es princesse de Fuinör.

— Cela ne m’intéresse pas, père. Je renonce au trône.

Turgoth se leva d’un seul bloc. Son visage maigre bouillait de colère. Dans ses mouvements incontrôlés la couronne menaçait dangereusement de choir de son crâne dégarni.

— Ecoute-moi bien, ma fille ! dit-il sèchement. Je veux bien concevoir que tu sois amoureuse du marchand de nuages, mais tu ne dois pas pour autant en oublier tes devoirs. Un jour tu seras reine et...

— Mais je n’en suis plus digne ! cria Rowena. Cette nuit, j’ai partagé la couche d’Aladin !

Comme assommé par la révélation, Turgoth se rassit. De jaune foncé, son visage était devenu vermillon.

— Ghénarys ! hurla-t-il. Où est Ghénarys ?

— Je vais le chercher, dit Rowena.

— Toi, reste ici ! Il y a suffisamment de serviteurs dans ce château. Où sont tous ces bons à rien ? Je devrais les faire fouetter !

Enfin une servante se présenta dans la salle du trône, tremblant devant la colère du roi.

— Va chercher le chevalier Ghénarys ! ordonna Turgoth. Dis-lui de chevaucher sans délai à la suite du marchand de nuages et de le ramener au château. Ensuite tu accompagneras la princesse dans ses appartements et tu veilleras à ce qu’elle n’en sorte pas sans mon ordre. Tu m’en réponds sur ta vie ! Allons, exécution !

 

Ghénarys en personne vint chercher Rowena pour la conduire à la salle du trône. La nuit était tombée.

— Tu as ramené le marchand de nuages ? demanda-t-elle.

Mais il ne lui adressa pas la parole, ne se donna même pas la peine de sourire. Soudain il paraissait avoir oublié que, pendant dix-huit ans, il avait été son meilleur ami.

Lorsque la princesse entra dans la salle du trône, le roi occupait toujours le symbole de sa souveraineté. Sa colèra ne semblait pas tombée. Près de lui se tenait Aladin.

En l’apercevant, Rowena sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. Puisqu’il était là tout irait bien. Il avait sans doute déjà dit la vérité et si punition il devait y avoir, du moins seraient-ils punis ensemble. Elle se jeta dans ses bras en sanglotant.

— Oh, Aladin, je suis désolée ! dit-elle. Je voulais te rejoindre mais père ne le permettait pas, alors j’ai tout dit. Je...

Il lui saisit les poignets et la repoussa, sans brutalité mais fermement.

— Vous m’étonnez, princesse, dit-il froidement. Je ne vous aurais pas crue capable d’inventer une telle histoire...

— Quoi ? Mais... Aladin, je...

— Il suffit, maintenant, Rowena, trancha le roi. Messire Aladin est tout aussi consterné que moi de ton imagination débordante et... choquante. Je me demandé d’où ont bien pu te venir de telles idées. Quant à moi, je dois des excuses à notre invité pour l’avoir rappelé sans raison. J’eusse pourtant dû me douter qu’il ne se fût jamais rendu coupable d’un pareil forfait après m’avoir demandé un tel paiement pour ses services.

La princesse regarda le ménestrel au travers de ses larmes.

— Que... Qu’as-tu exigé ? .

Ce fut encore le roi qui répondit :

— Que je lui fasse construire un château, au sein des marécages qui bordent le miroir.

— Finalement, j’ai décidé de m’établir, ajouta Aladin. La région est jolie.

— T’établir ? Toi ?

Rowena laissa échapper un petit rire nerveux, qui mourut très vite.

— Très bien, père, dit-elle. Faites mander maître Aquarius. Il lui sera facile de déterminer que je ne suis plus vierge, et ce depuis une date récente.

— Sans doute est-ce là l’œuvre de quelque palefrenier qu’il vous faudra faire rouer en place publique, Sire..., dit Aladin, imperturbable.

La princesse ne put en supporter d’avantage. Elle s’effondra sur le sol, enfouit son visage entre ses mains et donna libre cours à son chagrin.

 

Le lendemain, le roi et ses conseillers se réunirent en une assemblée extraordinaire, afin de statuer sur le sort de Rowena. Comme elle l’avait prédit, l’examen médical de maître Aquarius s’était révélé positif : la princesse avait bien un amant, mais elle refusait d’en dévoiler l’identité, continuant à prétendre qu’il s’agissait du marchand de nuages.

Puisqu’on ne pouvait la torturer  – la loi de Fuinör précisait que seuls les serfs et les roturiers possédaient ce privilège  –, il était à déplorer que l’auteur de l’outrage à la couronne dût rester à tout jamais inconnu.

Quant à Rowena, de toute évidence elle était folle et subirait le sort réservé aux fous.

Si l’idée que le marchand de nuages pût être le menteur traversa l’un des conseillers ou le roi lui-même, aucun n’en laissa rien paraître : une simple princesse ne pesait pas bien lourd par rapport à l’assurance de conditions climatiques idéales pour l’éternité. Qu’était la survie d’une lignée, face à celle du pays tout entier ?

Ce fut Angiosta qui annonça à Rowena la décision de l’assemblée : on la conduirait le jour même jusqu’à la contrée de la folie, où elle serait abandonnée. La vieille servante avait la gorge serrée.

— Toi aussi, tu me crois folle ? demanda la princesse.

— Je... je ne sais pas...

— Allons, dis la vérité ! Même si je le voulais, je n’ai plus le pouvoir de te faire fouetter.

— Je ne pense pas que vous soyez folle, murmura enfin Angiosta. Vous êtes différente. Je le sais depuis toujours. D’une certaine façon, j’ai toujours su que cela finirait ainsi...

— Ce n’est pas la fin !

Rowena enlaça la vieille femme et la tint serrée, affectueusement. Elle avait encore les yeux cernés et quelques traces brillantes, sur ses joues, montraient qu’elle avait pleuré, mais son expression n’était plus triste, plus seulement triste...

— Ecoute ce que je vais te dire, Angiosta, souffla-t-elle. Ecoute bien et ne le répète à personne. Je ne sais ni quand, ni comment, mais je reviendrai dans ce château. Et lorsque je reviendrai, ce sera pour y être couronnée reine. Tu m’entends ? Reine !

Angiosta acquiesça, ne pouvant plus retenir les larmes qui dévalèrent ses joues parcheminées.

— Non, tu ne me crois pas, dit Rowena. Mais ça n’a pas d’importance : toi, au moins, tu m’aimais vraiment. Ne m’oublie pas, Angiosta. Moi, je me souviendrai de toi !

Quelques heures plus tard, une escorte commandée par un Ghénarys toujours aussi méprisant conduisit Rowena jusqu’à la chaîne de montagnes constituant la frontière entre la contrée du miroir et celle de la folie. On lui avait donné des vivres et de l’eau pour deux journées.

— Vous nous quittez ici, dit Ghénarys, comme s’il se fût adressé à une étrangère. Nous demeurerons jusqu’à ce que vous ayez passé la première crête. Si vous tentez de revenir dans la contrée du miroir, n’importe quel homme d’armes a reçu l’ordre de vous abattre. Partez, maintenant !

Rowena lui jeta un regard de défi puis, sans dire un mot, lança son cheval en avant et disparut bientôt dans les hauteurs.